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Introduction : Balzac connu et méconnu

par Marie-Christine Aubin (Collège universitaire Glendon, Université York, Toronto)

 

La notoriété de Balzac comme romancier, fondateur du roman réaliste, ne fait aucun doute, que ce soit en France ou à l'étranger.  Balzac fait partie incontestablement des « grands écrivains » dont chacun connaît au moins le nom. Toutefois, par-delà le nom, la fréquentation réelle des œuvres, en France comme à l'étranger, ne va pas de soi et dépend souvent des programmes scolaires établis par une poignée de pédagogues pour le compte des gouvernements.

 

En France, rares sont les élèves qui quittent le secondaire sans avoir lu au moins un roman de Balzac, souvent Le Père Goriot, sorte de champion de l'œuvre balzacienne. Le cinéma contribue également à la connaissance des œuvres et l'on a vu récemment des adaptations très réussies d'ouvrages moins connus du grand public tels Le Colonel Chabert ou La Maison-du-chat-qui-pelote.

 

À l'étranger, la fréquentation des œuvres vient généralement plus tard, ce qui peut bien se concevoir lorsqu'il s'agit d'apprendre le français avant de pouvoir s'attaquer aux grands auteurs ayant illustré notre langue. Toutefois, on peut se demander pourquoi des auteurs tels que Dostoïevski ou Shakespeare trouvent leur chemin dans tous les programmes scolaires, en langue originale ou en traduction, alors que d'autres comme Balzac s'y insèrent plus difficilement, même quand les romans sont traduits.

 

Les romans de Balzac requièrent-ils donc plus que la connaissance de la langue pour être compris et appréciés ? Et qu'est-ce, d'ailleurs, que la connaissance de la langue ? Est-ce juste pouvoir communiquer dans des situations simples ou tout comprendre et pouvoir tout traduire ? C'est ce que Saintsbury, le directeur de publication de la maison d'édition Dent, essaie de faire comprendre aux futurs lecteurs dans son introduction à la traduction de César Birotteau :

 

I hope it is not improper to bespeak unusual indulgence for the translator in regard to the technicalities of the book. She has, I know, taken the greatest pains with them. But to secure absolute success in such a matter we must have an expert in French bankruptcy law who is also an expert in English bankruptcy law, and perfect in both literatures as well. One might go far before finding such a person.[1]

 

Balzac, par ses explications précises du fonctionnement, ici du système judiciaire, là des machines utilisées en imprimerie, est un auteur difficile à comprendre et à traduire et c'est sans doute pour cette raison que, quoique connu de nom et reconnu comme grand romancier, il n'est que rarement au programme des études secondaires. S'il y est, c'est parfois dans un esprit de récupération politique comme cela a pu être le cas en Tchécoslovaquie sous le régime soviétique [2] pour montrer la décadence d'un régime soumis au règne de l'argent et de l'individualisme, ce que Balzac a évidemment fort bien décrit. Là encore, on va retrouver les romans les plus prisés au hit-parade des éducateurs : Le Père Goriot et Eugénie Grandet, de loin les deux romans les plus lus de par le monde.

 

Au palmarès des lecteurs aussi, c'est Le Père Goriot qui a la faveur. Les Cercles norvégiens du Livre ont organisé une sorte de concours afin de déterminer quels seraient les cent meilleurs livres de tous les temps. Pour ce faire, ils ont fait appel à cent écrivains de 54 pays différents, chacun devant sélectionner les 10 œuvres incontournables que nous devrions tous, selon eux, avoir lues [3]. Dans le même esprit, il y a un peu plus d'un siècle, Arthur Mee et J. A. Hammerton avaient eux aussi réalisé une compilation des livres les plus importants de la littérature mondiale. Quatre livres de Balzac figurent en traduction anglaise dans cette anthologie intitulée The World's Greatest Books – Volume I et reproduite intégralement sur le site du Project Gutenberg [4], initié en 1971 à l'Université de l'Illinois. Ces quatre romans sont, en plus d'Eugénie Grandet et du Père Goriot, La Peau de chagrin et La Recherche de l'absolu.  Ces traductions, malheureusement anonymes, sont certes une reconnaissance de l'importance de Balzac, mais il est tout de même un peu décevant d'y trouver toujours le même roman, accompagné ou non de quelques autres, qui, pour intéressant qu'il soit, ne saurait suffire pour faire justice à La Comédie humaine.

 

En effet, pour la balzacienne que nous sommes, se limiter au Père Goriot, et même à quatre romans, c'est observer La Comédie humaine par le petit bout de la lorgnette. Car, ne l'oublions pas, dans le projet balzacien, La Comédie humaine est le roman dont Le Père Goriot ou Eugénie Grandet et les autres ne sont que des chapitres, extraits par définition incomplets de l'œuvre globale.

 

Quelle place tiennent donc les autres romans ? Sont-ils donc si « mineurs » qu'ils ne parviennent jamais ni dans les programmes scolaires, ni dans les palmarès des lecteurs ? Ce n'est évidemment pas notre point de vue. Dans La Comédie humaine, aucun ouvrage n'est mineur : chacun y tient une place essentielle tout comme la pierre dans la construction d'un monument. La Comédie humaine est une « cathédrale de papier [5] » dont chaque composante joue un rôle essentiel là où elle se trouve.

 

Prenons l'exemple du roman Le Lys dans la vallée. Dans La Comédie humaine, Le Lys tient une place en quelque sorte à part. Dans les termes de José-Laure Durrande, « Pour tout lecteur de La Comédie humaine, ce texte fait tache, est un point blanc comme la robe de Mme de Mortsauf dans la vallée de l'Indre, non pas un patronyme, non pas une fonction, mais, fait unique, une métaphore. »[6] Parfois qualifié de « roman autobiographique » de par sa proximité avec le vécu de l'auteur, né peut-être d'une joute littéraire avec Sainte-Beuve [7], le roman, épistolaire et donc écrit à la première personne, est une sorte de roman d'apprentissage à l'envers, un roman dont l'apprenti revient sur son passé, le juge, se juge, comprenant ses erreurs, les excusant par son inexpérience, tout en souffrant encore du mal qu'il a pu faire ou qu'on a pu lui faire.

 

Les éléments autobiographiques y sont nombreux, pourtant, comme la critique l'a souvent souligné, on ne saurait confondre ces éléments autobiographiques, ou biographèmes [8] avec une biographie réelle de Balzac. Comme Yves Baudelle l'explique, l'auteur ne s'incarne pas juste dans un personnage qui serait en quelque sorte son double, mais au contraire dans une multitude de personnages :

 

De cette dissémination de soi, qui, loin de se limiter aux événements d'une vie, concerne tous les aspects du moi, ses aspirations et ses tourments, ses névroses et ses fantasmes, Balzac offre le prodigieux archétype.[9]

 

Et, continue-t-il, citant Gaétan Picon [10] : « C'est d'abord l'âme de Balzac qui s'y déploie. » Ces éléments donnent alors une saveur particulière au roman pour quiconque cherche l'auteur derrière la fiction. Ainsi, à l'étranger comme en France, Le Lys est connu au moins des milieux littéraires pour lesquels le livre a été traduit dans de nombreuses langues et publié dans de nombreux pays.

 

En effet, la traduction d'un livre peut être considérée comme un témoignage de l'importance que l'on accorde à l'auteur et à ce livre dans le pays d'accueil. À ce titre, l'histoire des traductions, mais aussi des retraductions, des œuvres de Balzac est du plus grand intérêt, tant sur la place que tient l'auteur dans le pays d'accueil que sur la société réceptrice de cette traduction.

 




[1] Balzac, Cesar Birotteau, trad. Ellen Marriage, 1896, p. XIII. Traduction : « J'espère que le lecteur ne sera pas offusqué que nous réclamions de sa part de l'indulgence à l'égard de la traductrice de cet ouvrage. Elle a fait, je le sais, les plus grands efforts pour bien traduire tous les termes techniques de ce roman, mais pour y réussir parfaitement, il aurait fallu un expert en droit français des faillites qui soit aussi un expert en droit anglais des faillites, et en plus expert dans les deux littératures anglaises et françaises. Une telle personne ne se trouverait pas de sitôt ! »

[2] Voir la thèse de doctorat de L'ubomir Jančok sur La réception de Balzac en Slovaquie, Université de Paris IV-Sorbonne (en cours de rédaction).

[3] Evene.fr. Les cent meilleurs livres de tous les temps. En ligne. Consulté le 10 novembre 2013. 

[4] Arthur Mee et J.A. Hammerton (eds), The World's Greatest Books. Volume 1, 1910. Texte numérique préparé par John Hagerson, Kevin Handy, et Project Gutenberg Distributed Proofreaders. En ligne. Consulté le 10 novembre 2013.

[5] Stéphane Vachon, Les travaux et les jours d'Honoré de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, Paris, Presses du CNRS, Presses universitaires de Vincennes, Presses de l'Université de Montréal, 1992. Voir notamment le chapitre d'introduction p. 15 : « Construction d'une cathédrale de papier ».

[6] José-Laure Durrande, « Balzac et la rhétorique en fleurs », Revue des sciences humaines n264, Déc. 2001, p. 26.

[7] Patrick Labarthe, « Balzac et Sainte-Beuve, ou l'inimitié créatrice », L'Année balzacienne, 2008, Paris, PUF, p.7-23.

[8] Yves Baudelle, « Du vécu dans le roman : esquisse d'une poétique de la transposition », Revue des sciences humaines, no 263, 2001, p.93.

[9] Yves Baudelle, op. cit., p.93.

[10] Gaétan Picon, Balzac, Paris, Seuil, 1956.

 

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