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Le château de Rochecotte - Saint Patrice

HONORÉ DE BALZAC EN TOURAINE

 

 

Dans 3 jours, j’irai, je crois à Rochecotte, voir Madame la duchesse de Dino et le prince de Talleyrand que je n’ai jamais vu, et vous savez combien je désire voir les spirituels dindons qui ont plumé l’aigle en le faisant tomber dans la fosse de la Maison d’Autriche.

Lettre d’Honoré de Balzac à Mme Hanska, Tours, 23 novembre 1836 [1]

 

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Honoré de Balzac rencontre Talleyrand au Château de Rochecotte

Balzac s’accorde un bref séjour en Touraine au mois de novembre 1836. Ainsi qu’il l’annonce à Mme Hanska, il est reçu le 26 novembre 1836 au château de Rochecotte par la duchesse de Dino (1793-1862) et le prince de Talleyrand (1754-1838). Cette visite mondaine est organisée par un ami d’Albert Marchant de la Ribellerie, Jules Loiseau d’Entraigues, propriétaire du château de la Moustière, à Valencay  [2]. Lorsque Balzac vient au Château de Rochecotte en novembre 1836, son objectif est vraisemblablement de rencontrer le prince de Talleyrand (1754-1838) d’après ce qu’il indique dans une lettre à Madame Hanska quelques jours après cette visite : « Je vous parlerai une autre fois de la visite que j’ai faite à Mme de Dino et à M. de Talleyrand il y a 6 jours, à Rochecotte, en Touraine. M. de Talleyrand est étonnant. Il a eu deux ou trois jets d’idées prodigieuses. Il m’a fort invité à le venir voir à Valencay, et, s’il vit, je n’y manquerai pas. J’ai encore Wellington et Pozzo di Borgo à voir pour que ma collection d’antiques soit complète »[3].

 

Une visite peu appréciée par la duchesse de Dino

Vraisemblablement, Balzac ne semble pas avoir été le bienvenu à Rochecotte. La duchesse de Dino, raconte dans son journal :

M. de Balzac qui est Tourangeau est venu dans la contrée pour y acheter une petite propriété. Il s’est fait amener ici par un de mes voisins. Malheureusement il faisait un temps horrible ce qui m’a obligé à le garder à dîner. J’ai été polie, mais très réservée. Je crains horriblement les publicistes, gens de lettres, faiseurs d’articles ; j’ai tourné ma langue sept fois dans ma bouche avant de proférer un mot, j’ai été ravie quand il est parti. Il est vulgaire de figure, de ton, et, je crois de sentiments ; sans doute il a de l’esprit, mais il est sans verve ni facilité dans la conversation. Il y est même très lourd, il nous a tous examinés et observés de la manière la plus minutieuse. M. de Talleyrand surtout. Je me serais bien passée de cette visite et, si j’avais pu l’éviter, je l’aurais fait. Il vise à l’extraordinaire et raconte de lui-même mille choses auxquelles je ne crois nullement [4].

Notons que nous conservons le point de vue d’une autre invitée présente à cette fameuse soirée : il s’agit de Mme Loiseau d’Entraigue, l’épouse de celui qui a justement organisé l’introduction de Balzac au Château de Rochecotte :
La soirée fut silencieuse, peut-être redoutait-on l’immense perspicacité de Balzac qui n’en fit pas moins une ample moisson d’observations d’une incroyable finesse, que n’eussent pas aussi bien résumées ceux qui connaissaient les types depuis de longues années.[5].
Ce témoignage rappelle que Balzac est un auteur renommé en 1836. Ses premiers succès ont paru dès 1831 avec La Peau de chagrin, l’année 1835 a été marquée par la publication du Père Goriot et en 1836, il s’apprête à publier Illusions perdues dont la première partie a été écrite à Saché en quelques jours, en juin de la même année. Balzac est alors considéré comme le favori de ces dames, un romancier qui sait écrire pour les femmes. Dès lors, comment expliquer que Balzac ait fait une si mauvaise impression à la duchesse de Dino, réputée pour son intelligence et sa finesse d’esprit ? Il faut sans doute faire la part des choses entre l’homme et l’auteur. Plusieurs témoignages concordent en effet pour dire que le physique et le comportement d’Honoré de Balzac en société pouvaient desservir son aura littéraire. 
 

Honoré de Balzac et la duchesse de Dino

Après l’épique soirée de 1836, Balzac conservera en mémoire le caractère de la duchesse de Dino pour construire le personnage de la piquante marquise d'Espard, reine de Paris qui réapparaît dans plusieurs romans de La Comédie humaine [6]. Balzac reverra au moins une fois la duchesse de Dino : le romancier revient de St Pétersbourg où il est allé voir Mme Hanska (1843) et il fait une halte à Berlin. Il est invité dans un dîner mondain par le chargé d’affaires de France, le comte Bresson (1798-1847) :
Je viens de dîner chez Mme Bresson, née de Guitaut, car il y avait grand dîner chez les Affaires étrangères à cause de la fête du Roi. Excepté l’ambassadrice, tout était vieux et laid, ou jeune et horrible. La plus belle était celle à qui j’ai donné le bras. Devinez ? La duchesse de Talleyrand (ex-Dino), 52 ans ! venue avec le duc de Valençay, son fils qui a l’air d’avoir dix ans de plus que moi. On a fait la conversation des noms propres, des petits accidents arrivés à la cour depuis 48 heures, et cela m’a du moins expliqué les plaisanteries d’Hoffmann sur les cours d’Allemagne .[7].
La duchesse de Dino donne sa version des faits dans son Journal, dès le lendemain :
Nous possédons ici l’agréable Balzac qui revient de Russie, dont il parle aussi mal que M. de Custine, mais il n’écrira pas un voyage ad hoc ; il prépare seulement des Scènes de la vie militaire dont plusieurs actes se passeront je crois en Russie. Il est lourd et commun. Je l’avais déjà vu en France ; il m’avait laissé une impression désagréable qui s’est fortifiée .
Elle confirme donc son antipathie à l’égard de l’homme. Pourtant, une énigme laisse penser que la duchesse cultivait de l’admiration pour le romancier. Un manuscrit inédit de Balzac a été conservé dans la bibliothèque de la duchesse.
 

Un manuscrit inédit de Balzac dans la bibliothèque de la duchesse de Dino

La balzacienne Anne-Marie Meininger a écrit en 1962 qu’à l’occasion de sa présentation au Château de Rochecotte, ce fameux 26 novembre 1836, Balzac offrit à Mme de Dino le manuscrit Imprudence et Bonheur [8]Dans son édition annotée d'Imprudence et Bonheur en 1972 [9], Jean Ducourneau apporte des précisions sur cette question et formule plusieurs hypothèses.
Il indique que le manuscrit autographe n'a jamais été retrouvé et que le vicomte de Lovenjoul, collectionneur des manuscrits de Balzac à la fin du XIXe siècle, n'a eu entre les mains qu'une copie de ce manuscrit. Cette copie lui avait été communiquée par le Comte Charles de Talleyrand, neveu du duc de Dino [10]. La Duchesse de Dino témoigne pourtant de l'existence du manuscrit autographe dans un billet rédigé le 19 mars 1867 [11], soit trente ans après les faits, attestant que ce manuscrit lui a été donné par Balzac en avril 1842 [12].
Le vicomte de Lovenjoul fait remarquer que la duchesse de Dino a fait une erreur sur la date, Balzac n'étant pas venu en Touraine en avril 1842. Jean Ducourneau évoque la possibilité qu'elle ait fait une erreur d'une année, car en avril 1841, Balzac passe en Touraine avant d'aller en Bretagne.
Il formule par ailleurs l'hypothèse que la manuscrit offert à cette époque, de faible qualité, était une oeuvre de jeunesse rédigée douze ans plus tôt, en octobre 1829. Balzac séjournait alors à Maffliers avec la duchesse d'Abrantès, au Château du comte et de la comtesse de Talleyrand-Périgord, où il a par ailleurs écrit l'une des Scènes de la vie privée, Gloire et malheur dont la forme du titre n'est pas sans rappeler celle d'Imprudence et bonheur. Jean Ducourneau avance d'autres arguments qui tendent à prouver que ce texte est nécessairement une oeuvre de jeunesse s'il doit être attribué à Balzac : similitudes avec Charles Pointel paru en 1821, résonances avec La Fille aux yeux d'or ainsi qu'avec l'épisode du Grand d'Espagne (Conversation entre onze heures et minuit).
Bien qu'il soit aujourd'hui impossible d'attester l'authenticité balzacienne de cette nouvelle, la mention de l'existence de ce manuscrit par la duchesse de Dino souligne l'intérêt qu'elle portait au romancier et le prestige que pouvait avoir une Reine de Paris à posséder un Balzac inédit dans sa bibliothèque personnelle, tel un talisman.
 

Christelle Bréion, Isabelle Lamy (musée Balzac, Saché)

 

[1] LHB, I, p.350.

[2] Roger PIERROT, Honoré de Balzac, Fayard, La Flèche, 1994, p.298. Balzac offrit en remerciements un volume d’épreuves corrigées des Contes drolatiques à Jules Loiseau par l’intermédiaire de son ami Albert : Mon cher Albert, j’ai envoyé hier à ton adresse Bureau restant le livre pour M. Loiseau (Lettre à Albert Marchant de La Ribellerie, Chaillot, 30 décembre 1836). D’après ce qu’a dû lui rapporter Albert quelques temps plus tard, il semble que ce cadeau non plus n’ait pas été apprécié : Merci de ta bonne lettre. Quoi qu’il arrive des perles, il faut les donner quand on en doit. M. Loiseau ne se doute pas que les Anglais et autres étrangers offrent des billets de mille de ce que je lui ai envoyé si coquettement arrangé. Toi si rien ne s’y oppose, je te donnerai le manuscrit des Illusions perdues puisque je l’ai martelé dans ton atelier de peintre (Lettre à Albert Marchant de La Ribellerie, Chaillot, janvier 1837).

[3] Lettre d’Honoré de Balzac à Mme Hanska, Paris, 1er décembre 1836, LHB, I, pp.355-356.

[4] Duchesse de Dino, Chronique de 1831 à 1862…, II, Plon, 1909, pp.108-109.

[5] Lettre de Mme Loiseau d’Entraigue au baron Finot, Aut. Lov., A 109, fol. 71. Cité par Anne-Marie Meininger, « Une princesse parisienne », AB 1962, p. 288.

[6] Illusions perdues, L’Interdiction, Les Secrets de la Princesse de Cadignan. Anne-Marie Meininger démontre cette filiation dans son article « Une princesse parisienne », AB 1962, p. 283-330. 

[7] Lettre à Mme Hanska, 15 octobre 1843.

[8]  Anne-Marie Meininger indique que la fille de la duchesse de Dino, Pauline de Talleyrand-Périgord, devenue marquise de Castellane, parle du manuscrit et de la soirée du 26 novembre, dans deux lettres conservées à la Bibliothèque de l’Institut à Paris. Cf. Anne-Marie Meininger, « Une princesse parisienne », AB 1962, p. 283-330. Note 2, p. 288. Les deux lettres de Pauline de Talleyrand-Périgord sont conservées dans le fonds Lovenjoul de la Bibliothèque de l'Institut sous la cote "Aut. Lov. A 109". Ce dossier A 109 comprend également une copie faite par Lovenjoul d'après une copie du manuscrit autographe donné par Balzac à la duchesse de Dino (cf. note 10 infra).

[9] Cf. note 1 relative au manuscrit autographe Imprudence et bonheur, dans Honoré de Balzac, Romans et contes, Les Bibliophiles de l'originale, Les éditions du Delta, édition établie et annotée par Jean A. Ducourneau, tome XXIV, Paris, 1972, p. 633-637. Merci à Marie-Bénédicte Diethelm de nous avoir signalé cette référence.

[10] Cette copie du manuscrit portait le n°1797 du catalogue de la bibliothèque du Château de Gunsterdorf (ancienne propriété du duc de Dino, donné à son neveu) et relié en plein veau chamois orné de gauffrures. En tête de la transcription de cette copie conservée à la Bibliothèque de l'Institut (fonds Lovenjoul, A109), le vicomte de Lovenjoul a placé une notice dans laquelle il précise que la veuve du comte Charles de Talleyrand a  donné cette copie du manuscrit à Maurice de Talleyrand, fils de la duchesse de Dino, qui l'offrit à Madame Adam, à laquelle il appartenait encore en mai 1897. Jean Ducourneau fait le rapprochement entre cette copie du manuscrit et celle offerte par le même Maurice de Talleyrand à Lucien Aubanel qui permit l'édition du texte par La Renaissance du Livre en 1911. Il ne détermine pas s'il s'agit d'un seul et même ouvrage ou de deux copies différentes. La copie portant le N°1797 est réapparue en vente dans la librairie Amélie Sourget à Paris en 2017

[11] Bibliothèque de l'Institut, fonds Lovenjoul, dossier A109, fol. 52.

[12] Même si dans une lettre adressée au vicomte de Lovenjoul le 21 février 1891 (Bibliothèque de l'Institut, fonds Lovenjoul, G 1201, boîte 48), la marquise de Castellane, née de Juigné, écrit que la duchesse de Dino, mourante d'un cancer, déclara "qu'elle n'avais jamais possédé l'original du roman" et "qu'elle avait donné la copie à Charles de Talleyrand il y quatre ans" (cité par J. Ducourneau, dans Honoré de Balzac, Romans et contes, Les Bibliophiles de l'originale, Les éditions du Delta, édition établie et annotée par Jean A. Ducourneau, tome XXIV, Paris, 1972, p. 636).

 

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