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[Lettre d’Honoré de Balzac à la marquise de Castries (1/2)]

[Lettre d’Honoré de Balzac à la marquise de Castries (1/2)]
Honoré de Balzac

Lettre de Balzac à son amie la marquise Henriette de Castries [Chaillot, mars 1835]. Corr. Pl., t.I, 35-48, p.1073.

Coll. Maison de Balzac, Paris, inv. BAL 04-61.

 

Folio 1

 

Elle s’appellera Henriette,

j’avais par une bizarrerie singulière

tardé à lui donner un nom, par

ce que j’ai déjà bien consommé des

noms de femme. J’espère pouvoir

faire paraître l’œuvre en deux

fois à la Revue des deux mondes.

Le 1er article serait pour le 15 avril.

J’ai une espèce de coquetterie

littéraire qui me conseille de

faire paraître à la fois Melmoth

réconcilié, Séraphîta, le

Lys dans la vallée, la

Fille aux yeux d’or, la

Fleur des pois, Sœur Marie

Des Anges et la fin de

l’Enfant maudit, car tout

cela, plus le 3e dixain, va

paraître d’ici à un mois.

Vous devez alors comprendre

et mes travaux énormes et

mon silence pendant quelques

jours, ce n’est pas une petite

 

Folio 2

 

affaire que de concevoir, exécuter,

corriger des œuvres que les gens

les plus rapides de la littérature

n’écriraient pas en un an, deux

ans même, de les produire en deux

mois. Aussi suis-je forcé de

ne pas vous écrire un monde de

choses que je pourrais vous

répondre. J’ai cinquante feuilles

à lire, à corriger, elles garnissent

une table et se renouvellent. Si

l’on disait cela, personne ne le croirait.

Il faut que la pensée ruisselle

de ma tête comme l’eau d’une

fontaine, je n’y conçois rien

moi-même. Probablement

tout va là. Voici pourquoi

je ne suis pas enfermé avec ma

maîtresse, comme vous le dit

le monde. Si en faisant ce

que je fais, j’avais les cinq ou

six personnes que l’on me donne,

je demanderais à être couronné

 

Folio 3

 

publiquement. Hercule ne serait

qu’un lilliputien. Comment

vous, si spirituelle, et qui m’avez

vu 3 jours à Aix sur la

correction de deux feuilles, ne pouvez

vous par compter sur vos doigts.

Les 18 heures que je sais trouver

dans les 24 ne me suffisent pas,

car je n’ai ni secours, ni aide.

Une heure de distraction féminine

me ferait peut-être grand bien,

mais le divan blanc qui attend

[le] lys restera toujours

ce qu’il est. Pour la première

fois de ma vie, j’ai bien

réalisé autour de moi cette

fleur de poésie que je voulais

voir. J. Sand[eau] en entrant

le jour où je me suis mis à travailler

disait que cela lui faisait

l’effet que lui avait produit

la vue de la cathédrale de

Palerme dans Robert le

diable. C’est femme ! mais

 

Folio 4

 

bien joliment, bien gracieusement femme.

Merci des plumes [ ?], merci de

la bruyère, pauvre fleur qui vient

dans un abyme de travail. Pourquoi

vous, ne viendriez-vous pas à l’heure

où je me lève, vous poser comme un

oiseau sur ce divan, une heure.

Qui dans le monde saurait cela !

nous deux. Entre onze heures et

une heure, vous auriez un moment

de vie poétique et mystérieuse,

mais vous vous vieillissez trop à

plaisir pour que je croie

à ces belles choses de jeunesse-

il y a chez vous un parti pris-

échange de bruyères, je vous

envoie une branche des miennes

et un beau

pétale blanc de mon camélia,

échantillon de la demeure

du pauvre poëte combattant

la misère, et se faisant illusion.

adieu mille tendresses

 

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