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Introduction - Balzac et la Touraine

par Nicole Mozet (Université Paris VII)

 

 

Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine ! je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; […] sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus.

Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée[1]

 

 

 

La Touraine balzacienne est beaucoup plus qu’un pays natal. Elle est la patrie de la beauté et de la sensualité. Le Lys dans la vallée représente la forme la plus aboutie de ce lyrisme d’autant plus érotique que l’expression en reste extrêmement châtiée. La scène du baiser volé au milieu d’une fête (royaliste) donnée à Tours en 1815 au début des Cent-Jours constitue un moment magique, qui met tout le roman sous le signe de l’envoûtement :

[…] je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l’avais été par la fête ; elle devint toute ma fête. […] Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complètement fasciné par une gorge chastement couverte d’une gaze, mais dont les globes azurés et d’une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. […] tout me fit perdre l’esprit. Après m’être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d’entendre ; elle se retourna, me vit et me dit : – Monsieur ? [2]

 

Même scène d’éblouissement vécue par le héros, Félix de Vandenesse, lorsqu’il découvre la vallée de l’Indre. Fondant la femme dans le paysage, il n’imagine pas que celle-ci puisse habiter autre part :

[…] jusqu’au petit pays d’Artanne. Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. À cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. – Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ! [3]

 

Même émerveillement, au nord de la Loire cette fois, lorsque les voyageurs s’approchent de Tours, au début de La Femme de trente ans :

Ainsi, par un effet du hasard, les deux personnes qui se trouvaient dans la calèche eurent le loisir de contempler à leur réveil un des plus beaux sites que puissent présenter les séduisantes rives de la Loire. À sa droite, le voyageur embrasse d’un regard toutes les sinuosités de la Cise, qui se roule, comme un serpent argenté, dans l’herbe des prairies auxquelles les premières pousses du printemps donnaient alors les couleurs de l’émeraude. À gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence. Les innombrables facettes de quelques roulées, produites par une brise matinale un peu froide, réfléchissaient les scintillements du soleil sur les vastes nappes que déploie cette majestueuse rivière. Çà et là des îles verdoyantes se succèdent dans l’étendue des eaux, comme les chatons d’un collier. De l’autre côté du fleuve, les plus belles campagnes de la Touraine déroulent leurs trésors à perte de vue. Dans le lointain, l’œil ne rencontre d’autres bornes que les collines du Cher, dont les cimes dessinaient en ce moment des lignes lumineuses sur le transparent azur du ciel. À travers le tendre feuillage des îles, au fond du tableau, Tours semble, comme Venise, sortir du sein des eaux. [4]

 

C’est une grande chance que la petite closerie de La Grenadière, à Saint-Cyr-sur-Loire, ait été conservée dans toute sa simplicité, faisant le lien entre nous et la nouvelle à laquelle elle donne son titre. Elle fait également le lien entre la nouvelle et la biographie de l’auteur, qui passa sa première enfance à Saint-Cyr dans son voisinage et loua la maison en 1830. Il y séjourna entre mai et septembre en compagnie de Laure de Berny, la femme qui l’initia à l’amour et à laquelle il a rendu hommage toute sa vie. C’est à La Grenadière qu’habite lady Dudley, l’autre maîtresse de Félix de Vandenesse, dans Le Lys dans la vallée. Longtemps, Balzac caressa le rêve d’acheter cette maison qui surplombait la Loire et la ville de Tours. Il reporta ensuite son désir de propriété en Touraine sur le château de Moncontour, qu’il décrit avec tendresse dans La Femme de trente ans :

Montcontour est un ancien manoir situé sur un de ces blonds rochers au bas desquels passe la Loire […]. C’est un de ces petits châteaux de Touraine, blancs, jolis, à tourelles sculptées, brodés comme une dentelle de Malines ; un de ces châteaux mignons, pimpants, qui se mirent dans les eaux du fleuve avec leurs bouquets de mûriers, leurs vignes, leurs chemins creux, leurs longues balustrades à jour, leurs caves en rocher, leurs manteaux de lierre et leurs escarpements. Les toits de Montcontour pétillent sous les rayons du soleil, tout y est ardent. [5]

 

Drolatique à sa manière, Le Lys dans la vallée n’est pas un roman de la chasteté : dans un petit « castel » de la vallée de l’Indre, un tout jeune homme amoureux et aimé apprend à jouer au tric-trac pour adoucir un vieux mari. C’est l’été. Tout n’est que lumière et jouissance. Par amour, Félix crée des bouquets splendides :

Figurez-vous une source de fleurs sortant des deux vases par un bouillonnement, retombant en vagues frangées, et du sein de laquelle s’élançaient mes vœux en roses blanches, en lys à la coupe d’argent ? Sur cette fraîche étoffe brillaient les bleuets, les myosotis, les vipérines, toutes les fleurs bleues dont les nuances, prises dans le ciel, se marient si bien avec le blanc […]. L’amour a son blason, et la comtesse le déchiffra secrètement. Elle me jeta l’un de ces regards incisifs qui ressemblent au cri d’un malade touché dans sa plaie : elle était à la fois honteuse et ravie. Quelle récompense dans ce regard ! […] Quel charme que de faire exprimer ses sensations par ces filles du soleil, les sœurs des fleurs écloses sous les rayons de l’amour ! / Deux fois par semaine, pendant le reste de mon séjour à Frapesle, je recommençai le long travail de cette œuvre poétique à l’accomplissement de laquelle étaient nécessaires toutes les variétés des graminées desquelles je fis une étude approfondie, moins en botaniste qu’en poète, étudiant plus leur esprit que leur forme. Pour trouver une fleur là où elle venait, j’allais souvent à d’énormes distances, au bord des eaux, dans les vallons, au sommet des rochers, en pleines landes, butinant des pensées au sein des bois et des bruyères. […] Il est dans la nature des effets dont les signifiances sont sans bornes, et qui s’élèvent à la hauteur des plus grandes conceptions morales. [6]

 

Faisant pendant aux bouquets de l’été, la scène rabelaisienne des vendanges clôt la période idyllique du roman balzacien de la Touraine :

Nous arrivâmes à l’époque des vendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. Vers la fin du mois de septembre, le soleil, moins chaud que durant la moisson, permet de demeurer aux champs sans avoir à craindre ni le hâle ni la fatigue. Il est plus facile de cueillir les grappes que de scier les blés. Les fruits sont tous mûrs. La moisson est faite, le pain devient moins cher, et cette abondance rend la vie heureuse. Enfin les craintes qu’inspirait le résultat des travaux champêtres où s’enfouit autant d’argent que de sueurs, ont disparu devant la grange pleine et les celliers prêts à s’emplir. La vendange est alors comme le joyeux dessert du festin récolté, le ciel y sourit toujours en Touraine, où les automnes sont magnifiques. Dans ce pays hospitalier, les vendangeurs sont nourris au logis. Ces repas étant les seuls où ces pauvres gens aient, chaque année, des aliments substantiels et bien préparés, ils y tiennent comme dans les familles patriarcales les enfants tiennent aux galas des anniversaires. Aussi courent-ils en foule dans les maisons, où les maîtres les traitent sans lésinerie. La maison est donc pleine de monde et de provisions. Les pressoirs sont constamment ouverts. Il semble que tout soit animé par ce mouvement d’ouvriers tonneliers, de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant des salaires meilleurs que pendant le reste de l’année, chantent à tous propos. D’ailleurs, autre cause de plaisir, les rangs sont confondus : femmes, enfants, maîtres et gens, tout le monde participe à la dive cueillette. Ces diverses circonstances peuvent expliquer l’hilarité transmise d’âge en âge, qui se développe en ces derniers beaux jours de l’année et dont le souvenir inspira jadis à Rabelais la forme bachique de son grand ouvrage. Jamais les enfants, Jacques et Madeleine, toujours malades, n’avaient été en vendange ; j’étais comme eux, ils eurent je ne sais quelle joie enfantine de voir leurs émotions partagées ; leur mère avait promis de nous y accompagner. Nous étions allés à Villaines, où se fabriquent les paniers du pays, nous en commander de fort jolis ; il était question de vendanger à nous quatre quelques chaînées réservées à nos ciseaux ; mais il était convenu qu’on ne mangerait pas trop de raisin. Manger dans les vignes le gros co de Touraine paraissait chose si délicieuse, que l’on dédaignait les plus beaux raisins sur la table. Jacques me fit jurer de n’aller voir vendanger nulle part, et de me réserver pour le clos de Clochegourde. Jamais ces deux petits êtres, habituellement souffrants et pâles, ne furent plus frais, ni plus roses, ni aussi agissants et remuants que durant cette matinée. Ils babillaient pour babiller, allaient, trottaient, revenaient sans raison apparente ; mais, comme les autres enfants, ils semblaient avoir trop de vie à secouer ; M. et Mme de Mortsauf ne les avaient jamais vus ainsi. Je redevins enfant avec eux, plus enfant qu’eux peut-être, car j’espérais aussi ma récolte. Nous allâmes par le plus beau temps vers les vignes, et nous y restâmes une demi-journée. Comme nous nous disputions à qui trouverait les plus belles grappes, à qui remplirait plus vite son panier ! C’était des allées et venues des ceps à la mère, il ne se cueillait pas une grappe qu’on ne la lui montrât. Elle se mit à rire du bon rire plein de sa jeunesse, quand arrivant après sa fille, avec mon panier, je lui dis comme Madeleine : « Et les miens, maman ? » Elle me répondit : « Cher enfant, ne t’échauffe pas trop ! » Puis me passant la main tour à tour sur le cou et dans les cheveux, elle me donna un petit coup sur la joue en ajoutant : « Tu es en nage ! » Ce fut la seule fois que j’entendis cette caresse de la voix, le tu des amants. Je regardai les jolies haies couvertes de fruits rouges, de sinelles et de mûrons ; j’écoutai les cris des enfants, je contemplai la troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et les hommes chargés de hottes !... Ah ! je gravai tout dans ma mémoire, tout jusqu’au jeune amandier sous lequel elle se tenait, fraîche, colorée, rieuse, sous son ombrelle dépliée. Puis je me mis à cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l’aller vider dans le tonneau de vendange […] [7]

 

Balzac est allé en Touraine à toutes les époques de sa vie. Il a connu tous les modes de locomotion, jusqu’au chemin de fer, en juin 1846. Il y a beaucoup écrit. Pour lui aussi la Touraine a été plus qu’un « berceau » ou une « oasis ».

 

Compléments

Balzac, la Touraine et les Tourangeaux, textes choisis par Marcel Girard, éditions C.L.D., 1998.

Balzac, « La Grenadière », et autres récits tourangeaux de 1832, édition établie et présentée par Nicole Mozet, Christian Pirot, Saint-Cyr-sur-Loire, 1999.

 

 




[1] Pl., t. IX, p. 988.

[2] Pl., t. IX, p. 984.

[3] Pl., t. IX, p. 987.

[4] Pl., t. II, p. 1052.

[5] Pl., t. II, p. 1085.

[6] Pl., t. IX, p. 1053-1054.

[7] Pl., t. IX, p. 1059-1061.

 

 

 

Abréviation utilisée

Pl. : « Bibliothèque de La Pléiade ». Édition de La Comédie humaine publiée en 12 vol. (1976-1981) sous la direction de P.-G. Castex.

 

 

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