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L'Illustre Gaudissart - Vouvray

L'ŒUVRE DE BALZAC ET LA TOURAINE

 

 

L’illustre Gaudissart, commis voyageur parisien réputé, vient en Touraine pour vendre des abonnements. Après être passé par Orléans et Blois.

 

Le lendemain matin, Gaudissart, après avoir notablement déjeuné avec Jenny Courand, partit à cheval, afin d'aller dans les chefs-lieux de canton dont l'exploration lui était particulièrement recommandée par les diverses entreprises à la réussite desquelles il vouait ses talents. Après avoir employé quarante-cinq jours à battre les pays situés entre Paris et Blois, il resta deux semaines dans cette dernière ville, occupé à faire sa correspondance et à visiter les bourgs du département. La veille de son départ pour Tours, il écrivit à mademoiselle Jenny Courand la lettre suivante, dont la précision et le charme ne pourraient être égalés par aucun récit, et qui prouve d'ailleurs la légitimité particulière des liens par lesquels ces deux personnes étaient unies.

 

Il arrive à Vouvray via Tours (où il loge à l’hôtel du Faisan[1]). C’est dans ce bourg que Gaudissart va mettre en péril son infaillibilité commerciale.

 

Cinq jours après, Gaudissart partit un matin de l'hôtel du Faisan où il logeait à Tours, et se rendit à Vouvray, canton riche et populeux dont l'esprit public lui parut susceptible d'être exploité. Monté sur son cheval, il trottait le long de la Levée, ne pensant pas plus à ses phrases qu'un acteur ne pense au rôle qu'il a joué cent fois. L'illustre Gaudissart allait, admirant le paysage, et marchait insoucieuse ment, sans se douter que dans les joyeuses vallées de Vouvray périrait son infaillibilité commerciale.

 

Balzac profite de ce passage pour évoquer de façon critique l’esprit tourangeau.

 

Ici, quelques renseignements sur l'esprit public de la Touraine deviennent nécessaires. L'esprit conteur, rusé, goguenard, épigrammatique dont, à chaque page, est empreinte l'œuvre de Rabelais, exprime fidèlement l'esprit tourangeau, esprit fin, poli comme il doit l'être dans un pays où les Rois de France ont, pendant longtemps, tenu leur cour ; esprit ardent, artiste, poétique, voluptueux, mais dont les dispositions premières s'abolissent promptement. La mollesse de l'air, la beauté du climat, une certaine facilité d'existence et la bonhomie des mœurs y étouffent bientôt le sentiment des arts, y rétrécissent le plus vaste cœur, y corrodent la plus tenace des volontés. Transplantez le Tourangeau, ses qualités se développent et produisent de grandes choses, ainsi que l'ont prouvé, dans les sphères d'activité les plus diverses, Rabelais et Semblançay ; Plantin l'imprimeur, et Descartes, Boucicault, le Napoléon de son temps, et Pinaigrier qui peignit la majeure partie des vitraux dans les cathédrales, puis Verville et Courier. Ainsi le Tourangeau, si remarquable au dehors, chez lui demeure comme l'Indien sur sa natte, comme le Turc sur son divan. Il emploie son esprit à se moquer du voisin, à se réjouir, et arrive au bout de la vie, heureux. La Touraine est la véritable abbaye de Thélême, si vantée dans le livre de Gargantua, il s'y trouve, comme dans l'oeuvre du poète, de complaisantes religieuses, et la bonne chère tant célébrée par Rabelais y trône. Quant à la fainéantise, elle est sublime et admirablement exprimée par ce dicton populaire : -- Tourangeau, veux-tu de la soupe ? -- Oui. -- Apporte ton écuelle ? -- Je n'ai plus faim. Est-ce à la joie du vignoble, est-ce à la douceur harmonieuse des plus beaux paysages de la France, est-ce à la tranquillité d'un pays où jamais ne pénètrent les armes de l'étranger, qu'est dû le mol abandon de ces faciles et douces moeurs. A ces questions, nulle réponse. Allez dans cette Turquie de la France, vous y resterez paresseux, oisif, heureux. Fussiez-vous ambitieux comme l'était Napoléon, ou poète comme l'était Byron, une force inouïe, invincible vous obligerait à garder vos poésies pour vous, et à convertir en rêves vos projets ambitieux.

L'Illustre Gaudissart devait rencontrer là, dans Vouvray, l'un de ces railleurs indigènes dont les moqueries ne sont offensives que par la perfection même de la moquerie, et avec lequel il eut à soutenir une cruelle lutte. A tort ou à raison, les Tourangeaux aiment beaucoup à hériter de leurs parents. Or, la doctrine de Saint-Simon y était alors particulièrement prise en haine et vilipendée ; mais comme on prend en haine, comme on vilipende en Touraine, avec un dédain et une supériorité de plaisanterie digne du pays des bons contes et des tours joués aux voisins, esprit qui s'en va de jour en jour devant ce que lord Byron a nommé le cant anglais.

Pour son malheur, après avoir débarqué au Soleil-d'Or, auberge tenue par Mitouflet, un ancien grenadier de la Garde impériale, qui avait épousé une riche vigneronne, et auquel il confia solennellement son cheval, Gaudissart alla chez le malin de Vouvray, le boute-en-train du bourg, le loustic obligé par son rôle et par sa nature à maintenir son endroit en liesse. Ce Figaro campagnard, ancien teinturier, jouissait de sept à huit mille livres de rente, d'une jolie maison assise sur le coteau, d'une petite femme grassouillette, d'une santé robuste. Depuis dix ans, il n'avait plus que son jardin et sa femme à soigner, sa fille à marier, sa partie à faire le soir, à connaître de toutes les médisances qui relevaient de sa juridiction, à entraver les élections, guerroyer avec les gros propriétaires et organiser de bons dîners ; à trotter sur la levée, aller voir ce qui se passait à Tours et tracasser le curé ; enfin, pour tout drame, attendre la vente d'un morceau de terre enclavé dans ses vignes. Bref, il menait la vie tourangelle, la vie de petite ville à la campagne. Il était d'ailleurs la notabilité la plus imposante de la bourgeoisie, le chef de la petite propriété jalouse, envieuse, ruminant et colportant contre l'aristocratie les médisances, les calomnies avec bonheur, rabaissant tout à son niveau, ennemie de toutes les supériorités, les méprisant même avec le calme admirable de l'ignorance. Monsieur Vernier, ainsi se nommait ce petit grand personnage du bourg, achevait de déjeuner, entre sa femme et sa fille, lorsque Gaudissart se présenta dans la salle par les fenêtres de laquelle se voyaient la Loire et le Cher, une des plus gaies salles à manger du pays.

 

A Vouvray, Gaudissart découvre la vallée Coquette, dont le lieu se matérialise encore aujourd’hui par un lieu-dit et par une rue de la vallée Coquette menant à la Loire, situés à l’ouest de Vouvray.

 

En haut d'une délicieuse vallée, nommée la Vallée Coquette, à cause de ses sinuosités, de ses courbes qui renaissent à chaque pas, et paraissent plus belles à mesure que l'on s'y avance, soit qu'on en monte ou qu'on en descende le joyeux cours, demeurait dans une petite maison entourée d'un clos de vignes, un homme à peu près fou, nommé Margaritis.

 

Et forcément, à Vouvray il est question de vin[2].

 

L'inconvénient du vin de Vouvray, monsieur, est de ne pouvoir se servir ni comme vin ordinaire, ni comme vin d'entremets ; il est trop généreux, trop fort ; aussi vous le vend-on à Paris pour du vin de Madère en le teignant d'eau-de-vie. Notre vin est si liquoreux que beaucoup de marchands de Paris, quand notre récolte n'est pas assez bonne pour la Hollande et la Belgique, nous achètent nos vins ; ils les coupent avec les vins des environs de Paris, et en font alors des vins de Bordeaux. Mais ce que vous buvez en ce moment, mon cher et très-aimable monsieur, est un vin de roi, la tête de Vouvray.

 

A la toute fin du roman, de retour du sud de la France et re-passant par la Touraine, Gaudissart ne manque pas d’évoquer de nouveau ce bourg à son voisin de voyage.

 

Au retour de son voyage dans les contrées méridionales, l'Illustre Gaudissart occupait la première place du coupé dans la diligence de Laffitte-Caillard, où il avait pour voisin un jeune homme auquel il daignait, depuis Angoulême, expliquer les mystères de la vie, en le prenant sans doute pour un enfant.

En arrivant à Vouvray, le jeune homme s'écria : -- Voilà un beau site !

-- Oui, monsieur, dit Gaudissart, mais le pays n'est pas tenable, à cause des habitants. Vous y auriez un duel tous les jours. Tenez, il y a trois mois, je me suis battu là, dit-il en montrant le pont de la Cise, au pistolet, avec un maudit teinturier ; mais... je l'ai roulé !...

 

Nathanaël Gobenceaux (musée Balzac, Saché)

 


[1] Il a existé, à Tours, un hôtel du même nom et de grande réputation situé au 17 de la rue Nationale.

[2] Balzac lui-même envisagea d’acheter le château de Moncontour situé sur la commune et le décrivit dans La Femme de trente ans, ce domaine est devenu un grand domaine viticole.

 

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